FIGAROVOX/ENTRETIEN, septembre 2019 – Dans son dernier livre, La fabrique du crétin digital, le docteur en neurosciences Michel Desmurget s’attaque à plusieurs idées reçues sur les bienfaits de la révolution numérique. Il rappelle les effets délétères des nouvelles technologies sur l’attention et la réussite scolaire.
Docteur en neurosciences, Michel Desmurget est chercheur au CNRS et directeur de recherche à l’Inserm. Il vient de publier «La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants» (Éditions du Seuil, 2019).
FIGAROVOX. – Dans votre livre, vous vous attaquez à plusieurs idées reçues concernant la révolution numérique et notamment celle-ci / l’idée d’une génération de «digital natives» qui seraient plus doués pour la technologie. En quoi ce lieu commun est-il contestable ?
Michel DESMURGET. – Ce lieu commun est tellement absurde que la littérature scientifique le qualifie couramment de mythe ou de légende urbaine. Deux objections principales sont alors avancées. Premièrement, l’usage numérique des «digital natives» se concentre sur les applications les plus triviales: réseaux sociaux, jeux vidéo, plateformes audiovisuelles (films, séries, clips), etc. Ces applications sont construites et pensées pour être aussi simples à utiliser qu’une brosse à dents, expliquait récemment un cadre dirigeant de Google. Croire qu’elles font de nos enfants des génies du bit, du codage et de la synthèse informationnelle, c’est croire qu’il suffit de manger chez Bocuse pour devenir un grand cuisinier. Dans un rapport récent, la commission européenne listait d’ailleurs le faible niveau de compétence digitale des jeunes générations comme un frein majeur à la numérisation des systèmes scolaires.
Deuxièmement, il n’y a pas de différences significatives d’aptitudes ou d’usages entre les jeunes générations et leurs devancières immédiates (devancières qui, par parenthèse, ont inventé et développés tous ces outils). Mais le mythe est utile. Il rassure les parents en leur donnant l’impression que leurs enfants sont des génies de l’informatique et qu’ils «savent différemment». Cette idée rend sans doute moins inquiétant l’effondrement sans précédent des aptitudes langagières, de concentration, de réflexion et de mémorisation de nos progénitures.
Concrètement, quel impact a l’exposition précoce aux écrans chez les enfants ?
L’exposition précoce aux écrans est un désastre absolu. D’abord, plus l’enfant est initié tôt, plus il a de chance de devenir ultérieurement un usager compulsif. Ensuite, dès 15 à 30 minutes par jour, les études révèlent des effets négatifs significatifs sur le développement de l’intelligence, du langage, de l’attention ou le risque d’obésité. À court ou long terme, il n’y a aucun détriment à exempter les jeunes enfants d’écrans, aucun ! Il y a par contre énormément de risques à les exposer. Leur cerveau n’est pas fait pour les écrans. Pour apprendre, nos neurones ont besoin d’humain au sens où ils réagissent beaucoup plus intensément à une présence humaine effective qu’à une présence humaine en vidéo. Nos neurones ont aussi besoin de «tranquillité» ; ils ne sont pas capables, sans dommage, de subir le bombardement sensoriel intense des flux numériques actuels. Plusieurs études rigoureusement contrôlées ont élevé des animaux dans des conditions de stimulation audiovisuelles quantitativement et qualitativement comparables à celles que subissent nos enfants. Les résultats confirment clairement le caractère pathogène de ce traitement avec à la clé l’émergence de sévères troubles de la concentration et de l’hyperactivité ; ainsi qu’une augmentation du risque addictif en raison d’un dérèglement du système cérébral de récompense.
Peut-on dire que les loisirs numériques ont un effet sur la réussite scolaire?
S’il est une question à laquelle on peut répondre de manière affirmative, sans aucun risque de se tromper, c’est bien celle-là. La quasi-totalité des recherches rigoureusement conduites démontrent un effet négatif de l’usage numérique récréatif sur la réussite scolaire ; aucune ne montre d’effet positif. Par exemple, plusieurs études ont offert un accès numérique à des enfants qui n’en avaient pas (télé, console de jeux, ordinateur, tablette, smartphone, etc.). Dans tous les cas cela s’est traduit par un affaissement des résultats scolaires, notamment parce que les usages numériques prenaient du temps sur d’autres activités plus nourrissantes dont l’effet positif sur la réussite scolaire est aujourd’hui largement démontré : lecture, devoirs, sommeil, activité physique, etc. Signalons quand même pour éviter toute ambiguïté que le temps est important. Les usages numériques inférieurs à 30 minutes quotidiennes (une heure si l’on est optimiste) semblent dénués d’effets négatifs détectables (à condition bien sûr que ces usages n’empiètent pas sur le sommeil et que les contenus soient adaptés à l’âge).
Cette exposition aux écrans diffère-t-elle selon le milieu social ?
D’abord permettez-moi de signaler que les temps d’usages des jeunes générations, tous milieux confondus, ne sont pas seulement excessifs ; ils sont extravagants : presque 3 heures quotidiennes à 2 ans, 5 à 8 ans et 7 à l’adolescence ! Cela étant dit, il est vrai qu’un fort gradient socio-économique existe. Les enfants des milieux défavorisés ont, en moyenne, une consommation numérique récréative presque deux fois plus importante que leurs homologues issus de milieux privilégiés. Mais ce constat ne dit pas tout. En effet, les recherches tendent à montrer que plus le milieu développemental est riche plus l’usage numérique coûte cher. Autrement dit, à durée égale, l’impact des écrans est plus délétère dans les milieux privilégiés parce que le temps alors dilapidé se substitue à des activités plus nourrissantes.
Vous abordez la question des jeux vidéo. Certains avancent que leur pratique permettrait de stimuler le cerveau. Est-ce vrai ou bien sont-ils en tout cas négatifs pour le développement cognitif ?
Si je vous dis que le tabac est positif pour la santé au motif que les fumeurs ont un indice de masse corporelle marginalement moins important que les non-fumeurs, vous n’en conclurez pas qu’il est bon de fumer tant les effets négatifs enregistrés dans d’autres domaines sont destructeurs (cancer, risque cardio-vasculaire, etc.). Avec les jeux vidéo, notamment les jeux d’action qui ont été les plus largement mis en avant, c’est exactement la même chose. À force d’entraînement, les pratiquants deviennent capables de réagir un peu plus vite lorsqu’un signal visuel apparaît quelque part sur l’écran. Partant de là, on nous a expliqué que ces jeux développaient les capacités d’attention. Admettons (même si de larges études récentes montrent que ce qui est alors acquis ne se transfère pas en dehors des situations de jeux).
Le problème c’est que nous parlons là d’un type d’attention particulier ; une attention dite visuelle qui nous rend activement perméable et réactif à tout ce qui se passe dans le monde environnant. Le message change radicalement lorsque l’on intègre au paysage la concentration (un type d’attention très différent qui vise à nous rendre imperméables au monde extérieur), le sommeil, le temps volé à d’autres activités (devoirs, lecture, sport, etc.), ou la réussite scolaire. Le caractère globalement délétère des jeux vidéo apparaît alors clairement. Autrement dit, comme pour le tabac, l’arbre isolé d’un bénéfice marginal ne doit pas masquer la forêt globale d’un préjudice profond.
Comment lutter efficacement contre l’usage abusif des écrans ? Faut-il passer par l’interdiction ?
Je ne crois pas, hormis peut-être pour contrôler (enfin !) l’accès des mineurs à certains contenus préjudiciables, parfaitement inappropriés (hyper-violence, pornographie, etc.). Au-delà de ce point, il me semble que l’usage numérique devrait relever de la liberté éducative parentale. Cela étant dit, des pays comme Taïwan ont décidé de légiférer sur le sujet pour interdire l’accès des écrans aux très jeunes enfants et limiter drastiquement le temps d’usage des plus grands. Le débat me semble donc ouvert, surtout si l’on veut bien considérer, par exemple, que 3 heures quotidiennes d’écrans pour des enfants de 2, 3 ou 4 ans pourrait s’apparenter à une forme de maltraitance développementale. Mais pour que le débat puisse avoir lieu et/ou pour que les parents puissent réellement exercer leur liberté éducative, il faudrait que l’information offerte au public soit sincère et complète. Nous en sommes très loin. Le problème est ici identique à celui qui se pose chroniquement depuis plus de 60 ans pour tous les grands sujets de société et de santé publique depuis le tabac, jusqu’aux pesticides en passant par l’alimentation ou le réchauffement climatique. En tous ces domaines, les industriels consacrent des moyens absolument effarants à biaiser, falsifier et dénaturer les réalités scientifiques dérangeantes les mieux établies. C’est là, je crois, une vraie difficulté pour nos démocraties, car les gens ne peuvent agir de manière éclairée que s’ils sont correctement et honnêtement informés.