Argent de poche : éléments de réflexion

Tôt ou tard les parents se demandent s’il ne serait pas opportun de donner de l’argent de poche à leurs enfants.

Le motif invoqué en faveur de ce geste est souvent le même : verser une allocation régulière ou même ponctuelle aux enfants permettrait de leur enseigner certains rudiments de gestion et d’épargne ; voire leur apprendre à être autonomes.

Est-ce pertinent ? N’y a-t-il pas quelques risques ? Quoiqu’il en soit nos jeunes ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la place qu’ils doivent donner à l’argent dans leur vie.

Le mois dernier, le Premier ministre a annoncé le désir du gouvernement de verser une allocation de 460 € par mois aux jeunes à partir de 18 ans. L’argent de poche pour tous en quelque sorte… Si vous trouvez bonne cette mesure, ce qui suit risque fort de vous irriter…

L’aspect démagogique de cette politique illustre en tout cas combien nous vivons une époque d’argent roi, à l’influence duquel nos élèves, pas plus que les autres, n’échappent. Savez-vous qu’invités à décrire en rédaction la vie de leurs rêves ils nous donnent à lire des paragraphes où le garage de très luxueuses villas, avec piscine, abrite de rutilantes voitures de sport ?

Le monde nous pousse à désirer les biens pour eux-mêmes, bien plus que pour aimer et servir le Bon Dieu. L’argent n’est certes pas mauvais en soi ; mais nous devons accorder aux biens terrestres leur juste place et les utiliser avec circonspection.

La société ne nous y incite guère et ce depuis longtemps. Dès les 17e et 18e siècles, une rupture significative s’est produite sur le plan des idées et des comportements économiques. La confiance en un progrès illimité a remplacé les anciennes sagesses. La société s’est (re)mise à adorer le veau d’or et cherche à éprouver la jouissance à tout prixalors que la tradition s’est toujours méfiée de la richesse, se montrant même très dure envers les possédants.

Les anciens voyaient le monde comme un don ; ils se savaient débiteurs et se gardaient de cet argent qui génère si facilement l’inflation du moi et le mépris de l’autre.

On ne peut nier l’influence que l’argent peut exercer sur le cœur et l’esprit des hommes, il peut l’amener à ne considérer guère plus que la valeur marchande des choses et finit par se détourner de ce qui n’a pas de prix : le don, l’acte gratuit, l’esprit de service, les valeurs spirituelles…

Ce faisant, il s’égare « loin de la foi » (1 Tm 6, 10). Saint Matthieu prévient sans ambages que « nul ne peut servir deux maîtres ; ou il haïra l’un et aimera l’autre ; ou il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’argent » (Mt 6, 24).

Saint Paul va jusqu’à écrire que « la racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent » (1 Tm 6, 10). Son message se retrouve dans l’enseignement de saint Luc (Lc 6, 24),  reprenant aussi toute une série d’affirmations déjà présentes dans l’Ancien Testament : « L’homme dans son luxe ne comprend pas », affirment les Psaumes ; il s’illusionne sur son compte, se croyant faussement à l’abri de tout, car il « ne peut acheter son rachat » (Ps 49, 13 et 8).

Bref, une trop facile possession incite à rompre la chaîne du don (Tobie 12, 8) et à se détourner de Dieu. Voulons-nous exposer nos enfants à ce risque ?

« Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez… Car toutes ces choses, ce sont les païens qui les recherchent. Votre Père céleste sait que vous en avez besoin. Cherchez premièrement le royaume et la justice de Dieu ; et tout cela vous sera donné par surcroit. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain ; car le lendemain aura soin de lui-même ».  Saint Mathieu ajoute « À chaque jour suffit sa peine »  (6, 25-35). Saint Paul, dans sa première épître à Timothée, met en relation le goût de l’avoir et l’oubli de cette réalité première : « Dieu nous pourvoit largement de tout » (6, 17).

Pourquoi ces rappels, sinon pour mettre en garde le possédant contre le danger d’attribuer à l’argent une fausse vertu sécurisante ?

Pour éviter ce danger, la tradition ne préconise pas la saine gestion d’une tirelire ! Elle conseille le détachement, vertu par laquelle nous demeurons à une juste distance des biens de ce monde. Elle prône même le renoncement à l’avoir, qui apprend l’humilité. « Si tu veux être parfait, dit Jésus au jeune homme riche, va, vends ce que tu possèdes et donne-le aux pauvres » (Mt 19,21).

Notre cher Saint François de Sales explique bien la pensée du maître : « Ainsi pouvez-vous avoir des richesses sans être empoisonnée par elles, explique-t-il à Philothée : ce sera si vous les avez en votre maison ou en votre bourse, et non pas en votre cœur. Être riche en effet et pauvre d’affection c’est le grand bonheur du Chrétien ; car il a par ce moyen les commodités des richesses pour ce monde et le mérite de la pauvreté pour l’autre. » (Introduction à la vie dévote III, 14)

L’argent n’est donc pas mauvais en lui-même… mais il est dangereux. Il peut rapidement et durablement donner goût aux gadgets derniers cris,  aux vêtements à la mode pour épater ses proches, pousser à une vie d’excès et conduire à l’enfermement sur soi…

Dégager dans notre âme un espace de liberté, c’est rendre à Dieu la place qui est sienne.

Ces considérations faites, quid de l’argent de poche ?

En toutes choses, il faut considérer la fin. Quelle finalité poursuivent les parents qui donnent de l’argent de poche ?

S’il s’agit de céder à la pression d’arguments du genre : « dans ma classe, tout le monde en a ! »,  précisons que c’est faux à Saint-Dominique. Une grande majorité de parents ne donnent pas d’argent de poche. Soit parce qu’ils n’en ont pas les moyens, soit parce qu’ils considèrent que cette rente a trop d’effets négatifs. Ainsi, en classe de 3ème, sur 80 élèves, 7 en reçoivent.

L’argent de poche peut également développer chez l’adolescent cet état d’esprit que l’on appelle dans l’entreprise celui des « droits acquis » ; étape possible vers d’autres revendications, pour avoir de nouveaux droits… « Droit au téléphone portable » par exemple !

Ce qui est donné n’a pas de prix. Si le nécessaire doit être fourni gratuitement par les parents, le superflu prend lui toute sa valeur s’il est obtenu par un travail, un effort, du temps passé… bref, un investissement personnel sortant de l’ordinaire.

« C’est par un travail pénible que tu tireras ta nourriture de la terre tous les jours de ta vie… C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, travaillera à la sueur de ton front » (Genèse 3, 17-19). Tel est le plan divin, depuis la chute originelle ; il est donc préférable – si l’on veut donner un peu d’argent à nos grands enfants – de le faire contre un service rendu substantiel : laver la voiture, garder ses petits frères et sœurs, etc. Avec le risque toutefois de supprimer le sens de la gratuité chez nos enfants !  Payer pour une tâche « normale » n’est guère indiqué, or il est normal qu’un enfant d’un certain âge range sa chambre régulièrement (même s’il faut repasser derrière lui), qu’il participe à la vaisselle, sorte les poubelles ou promène le chien… Il serait consternant qu’il en vienne à ne plus considérer le service comme un acte gratuit, un dû envers la famille.

Offrir de l’argent en échange de résultats scolaires ne semble pas plus judicieux ! Bien travailler à l’école relève du devoir d’état et ne doit pas devenir une course aux gains ; d’autant que rien n’empêche de manifester occasionnellement notre satisfaction par un cadeau surprise !

Les anniversaires peuvent également être l’occasion de donner un billet ; les grands-parents sont fort appréciés pour cela !

 A l’occasion d’un départ en camp ou en colonie il peut être utile de munir notre jeune d’un petit pécule, à propos duquel un bilan sera établi au retour : «  qu’as-tu acheté ? Des cadeaux, des timbres pour nous écrire, des bonbons pour toi ?…. »

En grandissant un livret d’épargne peut recevoir le fruit de ces dons occasionnels,  correspondant à des évènements bien identifiés.

En résumé il nous semble qu’établir une rente régulière à nos enfants, même sous le nom inoffensif d’argent de poche, présente plus d’inconvénients que d’avantages.

Un dernier argument à nos réserves : les jalousies que peuvent susciter en classe le fait que certains en aient – même s’ils sont minoritaires – et d’autres pas.

Le débat est ouvert, n’hésitez pas à l’alimenter par vos réflexions et vos contributions en écrivant à anne.desaintleon@ecole-saintdominique.org.

Un groupe de professeurs.